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Le Proche-Orient entre Charybde et Scylla

«On ne peut plus sans lâcheté détourner le regard», dénonce Philippe Junod, soulignant que la condamnation du massacre en cours à Gaza «n’implique aucunement un éloge du Hamas, contrairement à ce que certains voudraient sous-entendre».
Israël-Palestine 

Un crime se couvre par un autre crime. (Sénèque)

Je ne roule ni pour le Hamas, ni pour Netanyahou. J’essaie seulement de comprendre, et donc de m’informer, à toutes les sources. J’ai de nombreux amis juifs, mais je ne connais personnellement aucun Palestinien. Ce qui ne m’empêche pas d’admirer ces deux cultures, de déplorer les dégâts que la guerre continue à infliger à l’une comme à l’autre, et de dénoncer la destruction systématique du patrimoine palestinien. Je refuse également de rendre tous les habitants de Gaza responsables de leur gouvernement et de leurs malheurs.

S’il y a consensus sur le désastre en cours, le climat polémique s’aggrave au risque de diviser jusqu’aux familles et de brouiller les meilleurs amis. D’où l’importance de prendre de la distance et d’éviter tout parti pris, partial parce que résultant d’une vue partielle, myope et monoculaire. La paix ne peut se conclure qu’à deux. Il faut deux jambes pour marcher. L’unijambiste est victime de ses béquilles, en l’occurrence de ses préjugés. Or la plupart des interventions dans la presse font obédience à l’un des camps, et refusent d’écouter l’autre. Nombre d’auteurs persistent à brandir le reproche de ne pas mentionner à chaque fois l’abominable tuerie du 7 octobre. Mais chaque chose en son temps: aujourd’hui, c’est le massacre à Gaza qui se poursuit en toute impunité, et sa condamnation n’implique aucunement un éloge du Hamas, contrairement à ce que certains voudraient sous-entendre!

En tant qu’historien, je suis sensible à l’importance du contexte. Chronologique autant que géographique. La situation à Gaza n’est pas sans relation avec ce qui se passe depuis longtemps en Cisjordanie. Mais le conflit dépasse les frontières de la seule Palestine, il «bouronne» depuis plus d’un siècle et risque de mettre le feu à la planète. En raison du fameux «effet papillon», Biden sera sans doute le meilleur allié de Trump… Et lourde est la responsabilité, voire la complicité des Anglais à l’origine du problème. Il suffit de lire Le nettoyage ethnique de la Palestine, de l’historien israélien Ilan Pappe (Fayard, 2008), pour s’en convaincre. Ce qui n’excuse évidemment pas l’imbécile destruction du portrait d’Arthur Balfour1>Ancien ministre britannique, auteur en 1917 d’une lettre ouverte – «la déclaration Balfour» – en faveur de l’établissement d’un «foyer national pour le peuple juif» en Palestine, ndlr. le 8 mars dernier à Cambridge.

On ne peut plus sans lâcheté détourner le regard, et l’autruche aveugle risque fort de se retrouver du mauvais côté. Il y a des situations où ne rien faire est une manière détournée de prendre parti: qui ne dit mot consent. En l’occurrence, refuser de demander un cessez-le-feu, c’est prendre le parti de l’agresseur. La sacro-sainte neutralité helvétique a bon dos, mais souffre depuis toujours de lumbagos…

La confusion terminologique illustre le chaos et la déraison qui empoisonnent l’atmosphère. Il faut rappeler que le sionisme ne recouvre pas l’entier du judaïsme, et que critiquer la politique du gouvernement israélien n’est pas de l’antisémitisme, notion trop souvent confondue avec l’antisionisme. Si l’une relève d’un racisme insupportable, l’autre désigne une position politique respectable. La preuve, c’est qu’elle est partagée par de nombreux juifs, notamment par certains «nouveaux historiens» d’Israël. Quant aux vocables de terrorisme, extrémisme, génocide (comme celui d’euthanasie dans un autre débat), ce sont des mots-valises, sources de nombreux malentendus. Méfions-nous des slogans à l’emporte-pièce, comme la revendication «De la rivière à la mer», qui a fait scandale, mais qui concerne en fait les deux parties opposées!

Droit de défense n’est pas droit de vengeance. Faute d’avoir profité du premier à bon escient avant le 7 octobre, Bibi [Netanyahou] revendique le second pour échapper au Tribunal qui l’attend. Or la disproportion des moyens renverse ici le couple légendaire: cette fois, c’est Goliath contre David. Il convient cependant de sortir de la comptabilité macabre du nombre de victimes, même si la comparaison n’est guère favorable à Israël. Préférer l’argument à l’injure et refuser les indignations sélectives, à géométrie variable, qui entretiennent le virus de la haine, tel est le seul moyen d’échapper au cercle vicieux diabolique.

C’est dans cet esprit que j’interroge l’actualité, désireux de partager mes diverses sources d’information dans l’espoir de contribuer à une recherche d’équilibre, d’objectivité et de justice.

Notes[+]

Philippe Junod est historien, Lausanne.

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